La montagne
Dans les confins des cimes, à des altitudes vertigineuses où l'air se raréfie, l'homme se mesure à la démesure des parois, achète son silence, dévore des régimes entiers pour se donner le droit de brûler par étapes, les calories nécessaires à son ascension. Il progresse à la manière lente, refusant de glisser et toujours se hissant, son coeur battant à se rompre, sa tempe follement pour atteindre le sommet de lui-même: celui de la cime où il respire un air que nul n'a encore inspiré si ce n'est lui-même. Il expire ce même air dans la nuée où résonnent les moutons de haute montagne, parqués dans le cirque de Salso Moreno pour des raisons de transhumance.
En posant ces questions essentielles comme le mouton et son maître le berger, se posent les questions essentielles de la vie dans les hauteurs. Quelle vie s'active là-haut? Quel animal survit? Quel homme en dehors du randonneur marche dans les sentiers raides du col? Se rencontre t-il des attardés, des ermites ou des loufoques loin de la civilisation et des villes, dans des grottes, des renfoncements, des cavités, des bories, des granges laissées à l'abandon, des maisons de riches secondaires? Qui est le peuple des montagnes et quel est son équipement? Quelle nourriture rencontre t-on à 2500 mètres d'altitude? Quelle boisson boit-on? Combien pèse une montagne plus un homme? Combien de montagnes faut-il pour combler le vide de la montagne? Et l'air lui-même, qui le vide?
La montagne: ce mot qui fait vibrer aussi bien le poil de la marmotte que l'oeil du conseiller fiscal en quête de renouveau et sa famille, est un mystère encore bien loin d'être révélé. On pense aux pointes d'os gravées avec des inscriptions et des petits crochets qui permettaient à l'homo préhistorique de capturer toutes sortes de faune de petite nature, comme ceux de grande taille: ours, bouquetins, loups qui plus tard se transformeront en clebs à l'instinct anéanti, assoupi. Car il est des chiens qui regardent même la télévision; alors que des loups?
Jamais de la vie.
Le chien est un loup dénaturé, parvenu, un ours contaminé par le phénomène grégaire de l'appartenance au troupeau, à la manne du Frolic. Tandis que tout près des sommets, on ne trouve que des animaux sans barbe, purs de tout contact avec la main corruptrice de l'homme à part le mouton. Le cricket des hauteurs pullule dans les pelouses rases des paturages de haute montagne. Ici, le croqueur de sauterelle Saint Jean-Baptiste trouve toujours à croquer mais personne pour l'écouter, pas même les randonneurs.
Ces soi-disant.
Randonner, c'est marcher dans le but de voir. C'est avancer les yeux rivés sur le pourtour qui environne chacun en marchant. C'est une canne en bois pyrogravée dans la main droite, deux bâtons de ski pour le mouvement de balancier qui projette son corps dans le souffle du Grand Tout. Randonner, c'est un short, des chaussures spéciales, des lunettes anti UV, dont il faut préciser toute la liste de tous les équipements nécessaires à la grande randonnée, pour ne pas partir comme ça.
Au-dessus de la tête, ces fameux nuages que nul ne peut décrire, dont la forme est changeante, annonciatrice des grands changements à venir: orages, beau soleil brûlant ou tout simplement, climat. Randonneurs géants perdus dans l'immensité qui surplombe la beauté des courbes, ils vont au gré des pressions, d'est en ouest, du sud vers le nord, du nord vers l'est, de l'ouest vers le sud, de l'est vers le nord, du sud vers l'ouest, de l'ouest vers le nord, du nord-ouest on ne sait plus où ils savent. Ils irriguent le regard de leurs masses blanchâtres, lait du regard et source d'espérance pour la cohorte des êtres d'altitude dont on saisit à peine les ébats nanifiés par le loin. Le nuage diminue la démesure du ciel, ponctue l'espace de son pas doux. Son ombre peine à se frayer un chemin logique parmi les incohérences du terrain. Force à peine audible, on entend le nuage à la condition d'être très silencieux, nuage soi-même.
Devenir nuage, c'est le rêve de tout un chacun à condition d'échapper à la pesanteur du visible, cette omniprésence de la marque, de la trace, du laissé derrière soi que tout être répète en vue de son identification. Le nuage se perpétue sans reproduction, jamais il ne s'offre semblable et cette motilité l'affuble d'en semblant d'éternité qui nous soulève vers lui. Il est comme la répétition du corps modifié, l'extrême labilité de sa présence authentifie notre souvenir toujours présent du parfait. Nous sommes nuages ou encore, nous devenons nuage ou encore, le nuage en nous est nuageux comme nuage et neige se répondent, nuage et pluie, nuage et nuage, encore et encore. Nous sommes ces verticaux au-dessus desquels s'agite le désordre géométrique des cumulo-mastodondes.
Au bout de la canne à pêche, l'attente. Au bout de l'attente...
Pendant les longs mois d'hiver elle se conserve dans un délicieux manteau en fourrure d'elle-même. Quelques milliers de mètres plus bas, des hommes en colère prônent le poil synthétique. Toujours et en tout lieu, la présence humaine poursuit la marmotte, qui émet son cri d'alerte sur un plateau de pierre auprès de sa trappe. Passé de la traque à la photographie, la présence humaine trouble le manteau des origines en observant. La marmotte, elle, n'a pas oublié. Sa rancune est millénaire et son cri tenace emplit à jamais les montagnes chiffrées, chargées du sang de ses ancêtres.
Sophie, quant à elle, mange une barre de céréales qui fortifie ses muscles tout en favorisant le transit intestinal et ne conduisant pas ses dents aux caries. Elle ôte ses chaussures en Pyrovan double couche pour aérer ses pieds qui n'ont pas souffert. Au bord du GR, sa mère emplit une gourde en Bulex d'eau de source riche en minéraux dont la composition exacte lui demeure étrangère, mais elle s'y fie et offre à l'enfant que déshydrate la marche un peu de ce précieux liquide. Sophie relate la ressemblance avec Evian tandis que sa mère réutilise ses mains. Il est temps de repartir.
Une fortune coûte très cher, une fortune coûte une fortune tandis que la montagne elle ne bénéficie d'aucune réduction et s'offre sans retenue à tous ceux qui l'approchent. Que l'on soit jeune ou vieux, riche ou pauvre, malade ou bien portant, il est toujours possible de l'arpenter à partir du parking, à partir d'un sentier de haute altitude, en dehors ou à l'intérieur de ses balises, tout dépend de son état, la montagne pouvant s'avérer à tout moment à double tranchant, sauf aux reptiles et à la gente animalière de ses flancs, habitués aux écarts et aux invraisemblances de sa peau d'érable et de chêne, de caillasse et de poussière, de pluie ou d'herbe rousse.
Montagne: honte à toi qui l'oublies, ton âme sommeille au rez de chaussée de ta conscience, s'amenuise dans une région plate et sans étages où rien n'élève ni n'humilie. A toi qui inscris sa présence dans la chair de ta mémoire, son débordement de formes et de structures étranges, ses créatures innombrables, habité par le dernier homme, berger de son état des crêtes aux troupeaux lanterne sonore de ces déserts hirsutes, lavés de ciel et de lumière d'un soleil rapproché, approché. Enfin.
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